Noilà je vous met une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques temps déjà pour un concours ( toujours pas finalisé d'ailleurs ).
En attendant les votres.
Cliquez pour afficher le message:
La Pluie ; coulant sur elle comme pour la laver de ses pêchés, sans succès, alors que lui darde ses premiers rayons.
Dans cette ville modèle où tout semble parfait : des riches, vivants par centaines comme des rois égoïstes, indifférents au malheur des millions.
Dans cette cité sans âme où ceux qui vivent en hauteur le font au mépris des autres : un monde suburbain miséreux et mal famé, où subsistent tant bien que mal les parias de cette société.
Dans ce gruyère immonde entouré d’une épaisse muraille, où s’amoncèlent les ordures du dessus et les cadavres des trépassés du dessous : deux grandes avenues qui divisent en quatre cette abjecte décharge.
Dans le troisième secteur, loin d’être le plus supportable : une batterie d’immeubles, comme dans les autres du reste.
Dans l’un d’entre eux, carcasse anonyme maintenue en état par la crasse et la rouille : des appartements, tombés depuis bien longtemps en désuétude et de ce fait investi librement sans aucun contrôle, sanitaire ou autre.
Dans ce taudis humide et poisseux, au cinquième et dernier étage : un adolescent, un jeune homme tout au plus, qui regarde avec monotonie l’eau de rinçage de son voisin sans gêne suinter, depuis les cieux, sur ses fenêtres rafistolées à la bâche plastique.
Soudain, une lueur : serait-ce le soleil ?
Non, bien sûr non ; ici l’astre en question ne perce pas avant deux bonnes heures … alors quoi ?
Il se lève, se dégage avec peine du fauteuil miteux encore imprégné du parfum de la déchetterie d’où il provient, se dirige vers la baie, et l’entrevoit.
Il n’est pas sûr, une voiture, ici ?
Neuve, blanche et étincelante … que ferait-elle là ?
Il n’est pas sûr, mais c’est bien connu : chez eux on a tout mais on en veut encore plus, chez lui personne n’a rien, et c’est déjà pas mal.
Il perçoit le ronronnement du moteur à travers la mince couche de bois pourri formant le plancher, il hésite …
Quoi qu’il en soit, une portière s’ouvre, coté passager.
Un homme en descend alors et, dans le doute, il fait de même, sautant quatre à quatre les marches de l’escalier vermoulu qui le sépare du rez-de-chaussée.
Le temps lui est compté, pas le moment d’en perdre, pas tant pour y arriver, mais bien pour être le premier.
Tout s’enchaîne alors : arrivé en bas, il se précipite sans crier gare sur la berline, ouvre la portière avant gauche, saisit puis moleste le conducteur, le jette à terre et enfin, s’enfuit.
A terre, sonné, le chauffeur écarte avec peine le pan droit de son veston, empoigne son arme avec maladresse, et tire sans viser.
L’autre sort alors du bâtiment, alerté par les coups de feu, et imite sans attendre son compagnon d’infortune.
Mais il est déjà trop tard, la voiture s’éloigne rapidement et, avec elle, leur unique chance de survie ; car ici, on ne peut entrer à pied ... et encore moins sortir.
Au volant, lui jubile, poussant allègrement le véhicule à présent bien aéré dans les rues étroites et sinueuses du quartier.
Bientôt il serait riche, plus que quelques mètres, un ou deux pâtés de maison quoi.
Quand soudain, figée au beau milieu de la route, une femme ou ce qui semble l’être reste sans bouger face à la voiture lancée à toute allure vers sa nouvelle vie.
Lui s’énerve d’abord, mais pense qu’elle va bouger ; il klaxonne alors en constatant la réalité, s’agite, de plus en plus, et puis … plus rien.
Un quart d’heure plus tard.
Il se réveille, sa mémoire est confuse, parsemée d’images en désordre.
Après quelques secondes de réflexion, il parvient à mettre un peu d’ordre dans tout ce fouillis : il revoit l’accident, ce coup de volant tardif et brusque afin de l’éviter, son corps percutant le capot puis roulant sur le pare-brise, sa vaine tentative pour conserver le contrôle du véhicule ... quand une sonnerie l’interrompt, un téléphone.
Son regard perdu quelques secondes plus tôt à vagabonder çà et là dérive alors vers sa droite, il aperçoit alors le combiné trépignant sur son socle ; la tension monte : répondre, ne pas répondre ?
Il hésite, ne sait trop quoi faire ; sa main s’en approche lentement, toute tremblante, prête à le saisir … quand elle cesse de le faire douter.
Pas de répit, un nouveau son remplace le précédent, capital.
Une roue, une simple roue un peu ovale, tournant tant bien que mal au gré du vent.
Sans qu’il sache pourquoi, elle le fascine.
Sans qu’il puisse connaître la nature ou l’origine de ce son, il est littéralement subjugué par celui-ci et reste dangereusement immobile, amorphe, sans aucune réaction.
Soudain, une autre sensation le tire de sa périlleuse contemplation, provoquant chez lui un vent de panique.
Il sent la température de ses jambes augmenter brutalement, mais met un petit peu de temps à comprendre … presque trop.
La fumée provenant du moteur en feu pénètre ses voies respiratoires, il commence à avoir beaucoup de mal à respirer.
Ses mouvements se font subitement plus nerveux ; affolé, il tire frénétiquement sur la poignée de sa portière qui, coincée entre le sol et la carcasse, ne risque pas de s’ouvrir.
Dans un sursaut de lucidité, il se décide à détacher sa ceinture de sécurité et à sortir par le côté passager.
Péniblement extirpé des restes de la berline, il s’éloigne en rampant sur plusieurs mètres, une dizaine au mieux, et profite d’un petit moment de calme pour faire une pause … tout en gardant ses yeux rivés sur son rêve qui part en fumée.
Mais l’entracte est de courte durée : une balle le frôle sans crier gare, sa terreur refait surface ; il fuit de nouveau.
Les détonations gagnent en nombre et en précision, lui empoche un lot de consolation : quelques grammes de plomb viennent lui décorer le mollet droit.
Son instinct lui indique la voie à suivre : il s’enfonce alors dans une ruelle sombre et humide, comme tant dans le secteur, un de ces coupe-gorge que ses agresseurs n’emprunterons pour rien au monde … du moins espérons le.
Ceux-ci, ses victimes, regardent impuissants leur proie prendre la tangente, un sinistre sillon sanguinolent en guise de traîne.
Tandis qu’ils suivent dépités l’évolution aérienne du panache qui s’échappe des restes de leur véhicule, un autre facteur entre en scène, délivrant de bien mauvaises nouvelles.
Le premier prend peur en constatant que le portable de son collègue sonne, lui reste stoïque, se limitant à une interjection bien révélatrice :
« Merde. »
Trente minutes plus tard environ, dans un bouge sordide perdu au milieu des méandres du quatrième arrondissement.
Le jeune homme s’introduit dans la place crasseuse, essoufflé, presque à bout de forces.
Visiblement habitué des lieux et de leurs us et coutumes, il se fait bientôt taquiner par le gérant et quelques piliers de bar :
« Alors, encore raté hein ?
Tu ramènes pas de problèmes au moins ?! »
Sept tours ne sauraient être suffisants.
Des bruits de pas empressés viennent soudainement illustrer sa question.
Un bref moment de flottement, à peine quelques instants ; puis, avec fracas, la porte est enfoncée par les deux hommes, encore eux.
Sans attendre, ils font irruption, arme au poing, et, aussi rapidement qu’ils sont venus, menacent l’assistance :
« Le môme, maintenant ! »
Mais aucun n’obtempère ; le plus calme des deux truands brandit alors son arme et abat sommairement un homme, au hasard ; personne ne bouge.
Il réitère son geste dans la foulée ; idem.
Comprenant que rien n’y fera, il saisit une cruche négligemment posée sur une table bancale, remplie d’un liquide douteux, sorte d’alcool quelconque de dernière distillation, frelaté et nauséabond.
Son acolyte le regarde alors, il ne comprend pas, puis plie sous ce regard de fer, et l’imite.
Agissant selon l’ordre intimé par l’autre, il brise le pichet sur le sol, puis un autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucun, hormis celui que conserve son collègue.
Celui-ci le somme alors de sortir, et, une fois son injonction respectée, reproduit le mouvement à destination du patron, qui sent la fin venir.
Puis, il tire une ultime bouffée sur sa cigarette, et ajoute calmement avant de la jeter :
« Après tout, d’une façon ou d’une autre, le résultat sera le même. »
Les secondes qui suivent paraissent interminables ; puis, tout s’anime à nouveau dans un océan de flammes.
Bientôt une répugnante odeur de chaire calcinée sort de l’endroit sous forme de macabres exhalaisons noirâtres.
L’un des clients tente alors une sortie … il sera abattu sans une once d’hésitation, ainsi que tous les autres qui eux aussi tenteront le tout pour le tout … presque tous.
Derrière le bar, le seul encore en vie cherche désespérément une solution pour survivre.
Le jeune homme panique, à nouveau ; il sent la morsure du brasier fondre sur lui.
Finalement, la chance lui sourit : en ôtant le tapis en voie de calcination sur lequel il se trouve, il découvre une trappe au sol qu’il ouvre précipitamment.
Il s’engouffre dans la cave la tête en avant, heurte une marche et perd connaissance, une fois de plus.
Le noir le plus profond le berce des heures durant, puis s’atténue, devient gris, et le reste.
Il reprend conscience : autour de lui, tout est sombre, silencieux, la poussière qui stagne lui irrite les yeux en une minute à peine.
C’est vite clair pour lui, aucun doute, il est coincé ; du moins jusqu’à ce que les pillards aient suffisamment ratissé les lieux pour qu’il puisse soulever ce bout de plancher qui le retient captif.
Pour un temps, il se résigne, et, assis en tailleur contre un mur, relâche la pression :
« Dire que c’était bon, c’est trop con !
J’y étais presque, enfin j’aurais eu assez pour me barrer d’ici … et la voir.
Tout çà à cause d’une saloperie de clodo, trop camée pour pousser son caddie sans emmerder le monde ! »
Il continue à vociférer ainsi pendant encore une bonne heure, deux, trois ; qui sait ?
Au final, il passa son temps à faire le compte de ce qu’il perdit, de ce qu’il aurait dû avoir, de ce qu’il n’aura probablement plus jamais l’occasion d’acquérir.
Puis, son discours se fait moins agressif, change d’orientation : sans arrêt, quel que soit le sujet, ses pensées vont à sa victime, avec à chaque fois ce son en guise accompagnement.
Soudain, la faim le tiraille, son ventre grogne sans cesse dans les ténèbres, comme le ferait une bête monstrueuse.
Que faire ?
Bien sûr, il y a probablement plein de nourriture ici, mais … doit-il se servir ; voler un mort ?
Il se remet lentement debout, erre sans but tel un aveugle dans les trente mètres carrés de son obscure cellule, mais finit par se lasser et, finalement, se rassoit au hasard.
Des pensées désagréables lui viennent alors en tête, il choisit dans un premier temps de les fuir en reprenant ses pérégrinations infructueuses durant un petit quart d’heure.
Mais la tentative est vaine, elles reviennent sans attendre ; même scénario, encore et encore.
Au bout d’une douzaine d’essais, il perd complètement la notion du temps et, enfin, affronte sa conscience :
« Quand même … si j’avais roulé moins vite, si j’avais réagis comme il le fallait ?
Non ; après tout, qu’est-ce qu’elle foutait là à attendre celle-là ?!
C’est sa faute si je me retrouve coincé ici, pas la mienne ! »
Il marque alors une longue pause, cherche des arguments face aux multiples accusations qui l’assaillent, des preuves, justifications, prétextes, causes, motifs ; ou tout autre sophisme suffisamment élaboré pour le disculper aux yeux de sa propre morale.
Puis, il est de nouveau sollicité par son estomac.
Le jeune homme tente autant que possible de faire avec, de réfléchir ; mais sa faim reste la plus forte.
Cinq jours déjà qu’il n’a rien avalé, alors forcément, il s’y habituerait … presque.
Bientôt, la douleur devient insupportable, il plie sous les torsions de son estomac, et cède.
Fébrilement, il entreprend malgré ses réticences de fouiller les cartons entreposés là.
A chaque fois, le constat est le même : l’humidité qui régnait ici en maître a depuis longtemps pourri toute denrée comestible, si tant est bien sûr qu’elles l’aient été un jour.
Pour parachever le tableau, le simple contact avec l’épaisse couche de poussière poisseuse sur chacun d’entre eux le rend presque malade.
Mais quand on a le ventre vide, on n’a que la souffrance de sentir son abdomen se distordre bruyamment ; alors, pour l’atténuer, il se recroqueville sur lui-même et attend que çà passe.
Ses forces le quittent peu à peu, il passera plusieurs heures ainsi, en quasi-sommeil, répétant inlassablement les mêmes mots :
« Pourquoi j’ai fait çà ?
Pourquoi j’ai fait çà ?
Pourquoi j’ai fait çà ? … »
Soudain, un bruit le sort de sa torpeur, ou plutôt un son.
Il l’a déjà entendu auparavant, où ?
Impossible de le dire, et d’ailleurs, qui s’en soucie … pas lui en tout cas ; pour le moment.
Peu à peu, ce son se fait de plus en plus fort, comme si l’objet ou la chose dont il provient se rapprochait du jeune homme.
Alors, il se rappelle, après l’accident, la roue … impossible.
Il peut ressentir une sorte de présence dans son dos, ou du moins s’en persuade, mais n’ose se retourner.
Son coeur bat de plus en plus vite, le son lui vrille les tympans et soudain … le silence.
Après quelques secondes qui pour lui parurent une éternité, un faible couinement se fait entendre.
Il sent alors quelque chose tirer sur ses vêtements, d’abord sur son pantalon, puis son t-shirt, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il bouge.
Là, la dizaine de rats qui lui courait dessus s’enfuit.
Influencé par son estomac, une folle pensée lui traverse le crâne.
Il s’élance à la poursuite de cette horde grouillante, mais se retient au dernier moment.
Une larme commence à perler sur sa joue droite, il l’essuie en reniflant, comme un gamin venant de se faire réprimander par sa mère.
Soudain, de l’agitation, du monde à l’étage, ou plutôt au rez-de-chaussée.
Les pillards commencent enfin leur ouvrage, il est soulagé.
Bientôt l’un d’entre eux déplace un meuble, la lumière qui jaillit du plancher manque d’aveugler le jeune homme qui recule comme un animal apeuré.
Vite habitué à la clarté du Soleil qui filtre dans sa geôle souterraine, il tente alors d’alerter ses semblables.
Mais visiblement, il n’appartient déjà plus à leur monde, sa bouche s’ouvre, mais reste muette : aucun mot, pas même un râle ne sort de son gosier desséché.
Tirant parti du peu de force à sa disposition, il frappe frénétiquement le parquet, mais rien n’y fait.
Une autre bande fait alors son apparition, la discussion s’engage.
Aucun des deux groupes ne semble prêt à partager avec l’autre, les choses s’enveniment vite.
La tension est presque à son comble, et, aussi rapidement qu’ils se sont rencontrés, les opposants s’affrontent pour ce maigre butin.
En dessous, le jeune homme perd tout espoir en assistant, impuissant, à l’envol de sa dernière chance ou presque : à quoi bon sortir d’ici, durant les trois prochains jours il sera plus en sécurité dans cette prison qu’en liberté !
Un corps choit à quelques centimètres de lui, il ne réagit pas.
Le sang de la victime coule alors lentement entre les lattes de bois juste devant lui, il contemple en silence cette gerbe de plasma qui, soulignée par la faible lumière du jour, le laisse sans voix.
Le temps n’a plus d’importance, rien n’est important, seule cette magnifique et morbide vision compte.
Il n’entend plus rien, ni les bruits de pas irréguliers qui la seconde d’avant lui cassaient les oreilles, ni les coups de feu, ni même les cris d’agonie des belligérants au dessus de lui ; « Elle » serait presque devenue anodine, un comble !
Soudain, une ombre se reflète dans le flot qu’il admire depuis cinq bonnes minutes, mais trop vite pour qu’il puisse distinguer de quoi il s’agit.
Les sensations reviennent, à commencer par le sens le plus mystérieux, le sixième.
Bien qu’assujetti à une peur plus que conséquente, il se retourne et cherche dans la pénombre.
Il ne sait pas ce qu’il est sur le point de trouver, conçoit tous les scénarios possibles et imaginables.
Son rythme cardiaque augmente alors, çà se rapproche … c’est tout prêt, il en est sûr.
Au terme d’une fausse éternité, il sent un liquide chaud lui couler dans le dos, le fait que cela soit du sang humain ne le gène pas plus que cette douce chaleur ne le réconforte.
Une voix perce alors dans l’ombre :
« C’est agréable n’est-ce pas ?
Tu apprécies le résultat de ta quête insensée, en valait-ce vraiment la peine ? »
Il ne comprend pas, qui peut bien lui parler, il est seul ici bon sang !
Oubliant presque sa dernière tentative, il s’exprime à son tour et, bien qu’hésitante et pleine d’appréhensions, sa voix est parfaitement audible :
« Qu’est-ce que vous racontez, c’est pas ma faute, j’ai rien demandé à personne moi, pourquoi vous dites ça ?
Et puis … qui vous êtes d’abord ?! »
Il sent alors une timide brise lui glacer le sang et le reste, à commencer par le cou.
La voix reprend, à sa droite :
« Voyons, pas de çà entre nous, je te connais si bien … tu as forcément voulu tout ça, je sais même que quelque part, tu es soulagé en attendant leurs cris … comme pour elle, avoue que la sensation de son corps butant contre la bagnole t’as fait frémir de plaisir ! »
Le jeune homme se tourne alors ; affolé, il lance son bras comme pour la repousser.
Elle reprend, de l’autre coté :
« Arrête ces tentatives ridicules, ne fuis pas ta nature, accepte-la ! »
Il réitère le mouvement, mais cette fois glisse sur la flaque rougeâtre et finit par s’étaler sur l’escalier.
Un ricanement se fait alors entendre, puis, une dernière fois, la voix s’adresse à lui avant de disparaître :
« Ne t’en fais pas, nous avons tout le temps … tu acquiesceras, sois en sûr. »
Il s’effondre alors et dévale en trombe l’escalier avant de finir étendu sur le sol en bas de ceux-ci.
C’est accroché à ces derniers mots qu’il passera la fin de la journée :
« Trois jours, dans trois jours, je serais libre … trois jours. »
Et, effectivement, au crépuscule du quatrième jour, il put sortir, baigné par la douce clarté de la pleine Lune ; mais avant cela, il dut subir de nombreux désagréments …
Premièrement, cette faim dévorante ne le quitta pas d’un iota, il dut alors se résigner à faire ce qu’aucun être normal n’oserait faire … pauvre rongeur.
Ensuite, la solitude est en général quelque chose d’extrêmement craint, ici, il aurait tant voulu l’être un peu plus : harassé continuellement par sa culpabilité, il ne connut quasiment aucun répit.
Accompagné en permanence par les commentaires et les insinuations de cette maudite voix, il crut souvent perdre patience mais réussit, peut-être à contrecoeur, à se contrôler, et garda en lui cette colère ...
Passons volontairement sur les incommodités d’ordre hygiénique et l’odeur plus qu’insoutenable à la quelle il dut, là encore, s’habituer.
Enfin, comble du comble, la température quasi-hivernale de la cave lui assura une fraîcheur somme toute appréciable pour un manchot, moins pour un humain.
À l’arrivée, il en sortit complètement givré, c’est le cas de le dire …
Tout ceci, cette atmosphère particulièrement malsaine qu’il supporta, contribua fortement au petit malaise qu’il fit une fois la trappe soulevée.
Comparé à l’air sec chargé de vapeur d’immondices et autres souillures de son trou, celui de la surface, bien que gorgé de pollution, fut pour lui d’une pureté extrême, comme la nocivité de cette substance sur son organisme dérangé.
Prit alors d’une crise de SRAS intense, il n’eut comme autre choix que de rester quelques minutes immobile afin de remplacer l’oxygène vicié stagnant dans ses poumons.
Mais, malgré la douleur des spasmes qui l’accablaient, à aucun moment, pas une seconde, il ne quitta ce sourire inquiétant qui lui bardait le visage.
C’est alors que, surgi des profondeurs de la carcasse de l’établissement, la voix revint pour effacer ce petit rictus :
« Enfin convaincu ? »
Le jeune homme aurait aimé pouvoir contester, mais il en fut incapable : plus le temps passait dans sa prison et plus l’endroit s’était métamorphosé en un véritable purgatoire.
Il finit par y apprendre beaucoup de choses sur lui-même, non sans mal cependant.
Au début, chaque argument avancé par ce procureur était aussitôt contesté, avec plus ou moins de crédibilité il est vrai, mais sans jamais trahir d’un soupçon les détails de son alibi.
Puis, petit à petit, un intrus vint parasiter son corps et son esprit, tel un serpent insidieux se lovant à son issue dans les méandres de son cortex cérébral : le doute.
Il faut dire que les deux opposants ne jouaient pas sur le même plan : alors que le jeune homme s’évertuait à répliquer sur le vif, presque instantanément, l’autre semblait privilégier l’endurance, répétant inlassablement les mêmes arguments sans changer d’une virgule.
Peu à peu, la défense du jeune homme s’amenuisait, ses objections étaient moins cinglantes, plus hésitantes.
Puis, enfin, au milieu du deuxième jour environ, il cessa de résister, et se laissa dévorer par la perplexité qui l’avait gagné.
Après tout, peut-être avait-elle raison au fond : à force de voir les gens mourir autour de lui, il avait pris du plaisir à les voir … non, pourquoi cela ?
Petit, il avait vu sa famille mourir, les uns après les autres, tous emportés par une épidémie que ceux du dessus n’avaient pas pris la peine d’endiguer, bien qu’ils en soient la cause.
A cette époque, il était apparemment à la mode d’importer des objets exotiques, mais là n’était pas le problème : transportés négligemment, sans aucune précaution, ces produits faisaient souvent le voyage avec d’autres passagers … les mêmes que ceux qui serviront quelques années plus tard de repas à un jeune homme bloqué dans une cave.
La maladie qu’ils véhiculaient, appelée tuberculose, ne touchait pratiquement pas les sujets en bonne santé, mangeant à leur faim et ayant accès aux soins médicaux basiques.
Pour les autres, qui avaient déjà beaucoup de mal à se sustenter régulièrement, les choses étaient bien moins évidentes.
En quelques semaines, l’infection gagna rapidement la quasi-totalité de la population, n’épargnant que quelques rares personnes.
Lui faisait partie de ceux-là, et en conséquence s’occupait tant bien que mal de sa famille, sans trop savoir pourquoi.
Eux qui, depuis le jour de sa naissance, l’avaient maudis et traités ensuite comme un déchet, étaient à présent complètement sans défense.
Que faire, les aider, les soutenir ; ou leur rendre la pareille ?
Deux possibilités s’offraient alors à lui, il choisit la vengeance.
Avec le temps, ce souvenir s’était transformé, bien qu’au fond de lui, la vérité ne cherchait qu’à éclater au grand jour :
« Tu te souviens, la satisfaction après leur mort ?
La sensation grisante de liberté, ce soulagement tant attendu ?! »
Pris en tenaille par sa volonté de nier les faits, les allégations de la voix et ses réflexions, son état se dégradait, au point qu’il ne chercha bientôt plus à se défendre.
La voix elle continuait, insistante, persuasive :
« Et par la suite, tous ces pauvres gens que tu as détroussé, tous ces incrédules que tu as pillé en profitant de leur gentillesse ; tout çà pour çà …
Ceux du bar, qui ne refusaient jamais de te payer un verre, même si tu ne leur remboursais jamais, et … elle. »
La simple évocation de cette dernière suffisait à le faire réagir, entrant dans une colère noire :
« Tais-toi !!! » hurlait-il en prenant sa tête dans ses mains, comme pris d’une migraine effroyable.
Mais rien n’y faisait : peu à peu, fait après fait, la voix lui présentait le catalogue de ses exactions.
Lui restait plus ou moins passif, hormis quand le sujet dérivait vers la sans-abri.
Mais pourquoi, que craignait-il ?
Quel danger pressentait-il à la seule évocation de cette victime ?
Même lui ne le savait pas, mais une chose était certaine : son esprit malade trouverait bien un moyen de le torturer davantage.
En attendant, il endura, encore et encore, l’exposé de sa soi-disant véritable nature, c’était plus facile ainsi.
Celui-ci faisait de lui un véritable monstre, un traumatisé victime d’un passé si douloureux qu’il fut conduit sans le vouloir sur une pente savonneuse.
Ce n’était pas sa faute, non, il n’était lui aussi qu’une victime, faisant perdurer ce cercle vicieux qui changeait les innocentes en bourreaux, et ainsi de suite.
Non, il n’était pas responsable, il était comme tant d’autres le produit de cette ville, cette cité immonde qui pervertissait le cœur de ses habitants, au dessus ou en dessous.
Alors, si telle était sa nature, il n’irait pas contre, quelles qu’en soient les conséquences.
Ainsi, quelques heures avant sa sortie, dans le vacarme des derniers échanges à la surface, il souriait, libéré … ou presque.
La crise finit par passer, le laissant enfin libre de reprendre le cours de sa quête ... de sa vie.
Il releva bientôt la tête, son regard avait changé.
Il semblait décidé, sûr de lui, ou plutôt de ce qu’il était.
Sur un ton ferme et résolu, il acquiesça alors :
« Oui, c’est vrai, je n’ai jamais été honnête, ai été, suis et serai la cause de nombreuses morts.
Mais est-ce de ma faute si je suis devenu ce que je suis ?
Non.
C’est cette putain de ville qui a fait de moi ce tueur, ce monstre ; et alors ?
Qui m’en empêchera ?
Personne. »
A ces mots, la voix marqua un long silence, puis soupira, une dernière fois.
Sans qu’elle n’ait prononcé le moindre mot, le jeune homme sentait bien que quelque chose n’allait pas, mais quoi ?
Il tenta bien d’obtenir des réponses, interpella maintes et maintes fois la voix qui semblait avoir disparu.
La panique le gagna, lui qui avait tant souhaité être seul découvrit ce qu’il en était réellement : bien que passant son temps à remuer des choses désagréables, même si son seul but était loin d’être honorable, cette maudite voix était la seule personne, la seule entité même, à avoir réellement passé du temps avec lui.
Voilà tout ce qu’il voulait : de la compagnie, n’importe laquelle et, à ce titre, il allait être servi.
Après une heure à errer à la recherche de la voix, la faim se manifesta de nouveau au détour d’une ruelle sombre.
Il aperçut dans celle-ci des poubelles alignées, et décida sans même hésiter de les fouiller.
Malheureusement pour lui, elles étaient à l’image du quartier où elles se trouvaient ; seulement pleines de déchets.
Selon lui, quelqu’un s’acharnait sur lui, qu’avait-il fait de si terrible pour mériter une telle peine ?
Il ne comprenait pas, ne réalisait pas.
Tel un vieillard complètement sénile, il se mit alors à marmonner, baragouinant des choses invraisemblables.
Son discours était étrange, incohérent ; il assemblait les mots, les idées, les causes et les effets … sans que rien n’ait de sens.
Il paraissait perdre complètement pied avec la réalité ... quand elle arriva.
Derrière lui, dans l’une des artères encrassées de ce labyrinthe de bâtiments, l’obscurité qui régnait quelques secondes plus tôt en maître s’éclipsa progressivement, au profit de la lueur blafarde du satellite terrestre.
Peu à peu, elle gagnait du terrain, lentement, comme dotée d’une volonté propre.
Lui passa d’un état d’isolation quasi sénile à une raideur toute enfantine.
Émerveillé comme un gamin devant ce spectacle irréel, fruit de sa névrose galopante, il n’eut aucun réflexe, attendant patiemment que sa mystérieuse visiteuse vienne à lui.
Point d’apparition divine, d’absolution ou de miracle comme chaque religion l’énonce plus ou moins ; ici, la seule explication tiendrait du domaine païen, de ces croyances antiques que plus de deux millénaires de sectarisme soi-disant éclairé n’ont pas réussi à exterminer.
Un violent flash inonda soudain les lieux ; le jeune homme, toujours comme hypnotisé ne sourcilla même pas.
Puis, la lumière déclina brutalement et, dans les restes de l’éblouissant mirage à présent à peine plus luisants qu’une luciole qui était apparu devant lui, il put, pour sa plus grande terreur, la distinguer.
Son expression changea du tout au tout, passant du sourire béat à la grimace emplie d’effroi, mais il n’osa bouger.
Le spectre de sa victime lui ne l’imita pas, et commença à marcher vers lui.
Le jeune homme hésitait, était-ce réel, était-il en danger ?
Qu’importe au fond ; un tremblement se déclara alors soudainement dans sa main droite, puis remonta dans son bras, et finit par s’étendre à tout son corps, avant de cesser aussi rapidement qu’il était advenu.
Ce fût un véritable choc pour lui, il s’enfuit alors le plus vite possible, une seule idée en tête : courir.
Et il courut, encore et encore, des heures durant, dans cette nuit noire qui semblait ne jamais vouloir finir.
Bientôt, il arriva devant un lieu qu’il connaissait bien : le monte-charge.
Ici étaient acheminées toutes les denrées destinées aux seigneurs du dessus, et, en conséquence, le dispositif de sécurité était plus qu’imposant.
Souvent il avait songé à pénétrer ici pour enfin la voir, mais il dût se résigner à chaque fois.
Mais aujourd’hui était un jour complètement différent, ce qui le motivait, même si instinctivement il cherchait en fait protection auprès d’Elle, ce qui le poussait n’était pas l’envie mais bien la peur.
Une peur si profonde qu’elle efface sans peine la crainte des vigiles, des chiens et de l’immense clôture de 4 mètres et quelques de haut au système électrique poussif, tantôt plus virulent qu’une centrale électrique, plus mollasson qu’un fil d’enclot à bétail la seconde suivante.
Transcendé par la terreur qui s’était emparée de lui, il escalada sans hésiter le grillage, empoigna à pleines mains le sommet fait de barbelés rouillés, sans que le courant ne lui soit fatal.
C’est alors, à deux mètres du sol à peine, que la ruine qui faisait office de compteur se remit en route, lui envoyant une décharge quasi-mortelle … car cela aurait été trop facile d’en finir ainsi :
« Bien sûr, ils jouent avec moi, quel plaisir ils auraient de me voir crever maintenant ?! »
Finalement, il atterrit dans la cour étrangement déserte du bâtiment.
Il se retourna, à la recherche du fantôme qui arriva bientôt, inchangé.
Le jeune homme reprit sa course quand il vit l’entité inconsistante traverser le grillage, et se dirigea en boitant vers l’entrée située de l’autre coté ; sa jambe blessée qui auparavant n’avait pas donné signe de faiblesse c’était brusquement remise à le faire souffrir.
Là, trois sentinelles montaient la garde, une tasse de café fumant, une cigarette et une fiole d’alcool à la main ; aucun semblait n’avoir entendu ses cris, ou plutôt les avaient-ils pris pour ceux d’un quidam quelconque victime de la folie de ses congénères … comme d’habitude.
Le jeune homme resta quelques secondes à les regarder, reprenant son souffle avant la prochaine épreuve.
Aussitôt qu’ils l’eurent repéré, ils appliquèrent la consigne qui leur avait été donnée : tirer à vue.
Mais dans le noir, ils ne purent atteindre leur cible, et virent complètement désintéressés le fou entrer dans la structure métallique vétuste et sujette aux courants d’air par l’une des nombreuses failles que des années d’absence d’entretien avaient mis au monde.
A l’intérieur, la situation n’était guère plus lumineuse, le jeune homme arrivait à peine à distinguer les passerelles métalliques qui devaient l’amener à Elle, mais qu’importe, il continua.
Gravissant à toute allure les épaisses marches oxydées, il chuta plusieurs fois, se relevant de la foulée et poursuivant sa folle course pour tenter d’échapper à ses hallucinations.
Chacune de celle qui le séparait d’elle semblait plus dure à passer que la précédente.
La millième et dernière marche pointa bientôt dans son champ de vision plus que restreint ; cet ultime obstacle passé, il crut, en arrivant sur un palier, toucher au but.
Devant lui, une porte munie d’un hublot, dans lequel il put péniblement distinguer quelques lueurs qui l’attirèrent comme un papillon de nuit.
Il tendit alors sa main, et s’aperçut avec stupeur d’abord qu’elle était fermée.
Puis, il perçut derrière lui une présence : l’entité qu’il fuyait semblait se rapprocher dangereusement.
Affolé, il commença à vouloir l’enfoncer, lançant tant bien que mal son corps malingre sur l’épaisse cloison d’acier.
Affaiblis par la rouille, ses gonds lâchèrent rapidement, la faisant basculer lentement puis toucher terre avec fracas.
Dans ce qui semblait être la salle des machines, le dément chercha catastrophé la prochaine issue ; puis s’enfonça dans un dédale obscur de mécaniques cliquetant tous rouages en avant.
Celles-ci, sous l’effet de son délire, se transformèrent en monstres, en suppôts du spectre à la solde de ceux qui en voulaient à sa vie.
Il se mit à les frapper, frénétiquement, sans ménager ses forces, sans prendre soin de s’épargner, et se blessa sur ces amas de fers inébranlables.
Emporté par son hystérie, ses plaies lui apparurent alors comme causées par les dites créatures, qu’il esquiva bientôt tant bien que mal.
Dans ses yeux, plus une once de lucidité, seulement deux vides cernés par une asthénie qui n’a que trop duré.
Il réussit ensuite laborieusement à progresser.
Devant lui, la porte de sortie, enfin ; et puis ...
Le jeune homme reste dubitatif, surpris.
Comme réveillé en sursaut d’un affreux cauchemar, le pauvre hère complètement déboussolé contemple la réalité.
Plusieurs secondes, il reste estomaqué devant ce qui s’offre à lui.
Pas de royaume merveilleux suspendu dans les airs, pas de cité immaculée baignée d’une douce lumière pseudo divine ; rien qu’une masse métallique, triste et sale.
Après un rapide coup d’œil en contrebas où il ne peut voir qu’une coupole d’acier plongeant son quartier dans l’obscurité, il se retourne, face à la porte.
Plus aucune trace du spectre, plus de monstres, juste une salle étroite et poussiéreuse où s’ébattent sur les cadavres de machines sur le déclin des centaines d’araignées aussi sèche que ses lèvres.
Il n’a plus faim, plus peur, plus rien ; même plus l’envie de savoir pourquoi.
Seule une inextinguible soif persiste … son corps semble plus sec que du sable.
Sans trop d’entrain, il cherche autour de lui, son regard vagabonde dans le vague.
Bientôt, celui-ci se pause sur l’énorme pilier qui semble soutenir ce qui se trouve au-dessus.
Il le scrute attentivement, avant de déchiffrer à l’aide de ses maigres connaissances l’étrange pictogramme qui y est peint.
« S-sept … »
Soudain, une goutte lui tombe sur la tête, coule lentement sur son front, puis son visage, et finit sa course dans sa bouche.
Il lève la tête, cherche son origine, quand une nouvelle larme vient apaiser sa soif.
Les cieux rivés sur le ciel, il regarde béat celle à qui il a dédié sa vie, laquelle s’achève brutalement.
Une détonation, un seul et unique coup de feu ; et une balle, une petite ogive de 9mm qui vient lui exploser le crâne.
Derrière son cadavre, les deux hommes ; le plus calme lance son arme à l’autre.
Celui-ci la rate, la ramasse, tente de contenir le flot qui monte dans sa gorge, puis finit par laisser choir l’automatique et se précipite sur le coté, prit d’une violente envie de vomir.
L’autre téléphone, attend patiemment que l’on décroche, encore quelques secondes de tonalité répétitive et ennuyante :
« C’est fait. »
Les deux hommes quittent alors la scène, laissant la dépouille dont le sang se mélange avec l’eau répandue sur le sol, en tête-à-tête avec … Elle.
Il est mort, oui, mais il a put la voir.
La Pluie.
Dans cette ville modèle où tout semble parfait : des riches, vivants par centaines comme des rois égoïstes, indifférents au malheur des millions.
Dans cette cité sans âme où ceux qui vivent en hauteur le font au mépris des autres : un monde suburbain miséreux et mal famé, où subsistent tant bien que mal les parias de cette société.
Dans ce gruyère immonde entouré d’une épaisse muraille, où s’amoncèlent les ordures du dessus et les cadavres des trépassés du dessous : deux grandes avenues qui divisent en quatre cette abjecte décharge.
Dans le troisième secteur, loin d’être le plus supportable : une batterie d’immeubles, comme dans les autres du reste.
Dans l’un d’entre eux, carcasse anonyme maintenue en état par la crasse et la rouille : des appartements, tombés depuis bien longtemps en désuétude et de ce fait investi librement sans aucun contrôle, sanitaire ou autre.
Dans ce taudis humide et poisseux, au cinquième et dernier étage : un adolescent, un jeune homme tout au plus, qui regarde avec monotonie l’eau de rinçage de son voisin sans gêne suinter, depuis les cieux, sur ses fenêtres rafistolées à la bâche plastique.
Soudain, une lueur : serait-ce le soleil ?
Non, bien sûr non ; ici l’astre en question ne perce pas avant deux bonnes heures … alors quoi ?
Il se lève, se dégage avec peine du fauteuil miteux encore imprégné du parfum de la déchetterie d’où il provient, se dirige vers la baie, et l’entrevoit.
Il n’est pas sûr, une voiture, ici ?
Neuve, blanche et étincelante … que ferait-elle là ?
Il n’est pas sûr, mais c’est bien connu : chez eux on a tout mais on en veut encore plus, chez lui personne n’a rien, et c’est déjà pas mal.
Il perçoit le ronronnement du moteur à travers la mince couche de bois pourri formant le plancher, il hésite …
Quoi qu’il en soit, une portière s’ouvre, coté passager.
Un homme en descend alors et, dans le doute, il fait de même, sautant quatre à quatre les marches de l’escalier vermoulu qui le sépare du rez-de-chaussée.
Le temps lui est compté, pas le moment d’en perdre, pas tant pour y arriver, mais bien pour être le premier.
Tout s’enchaîne alors : arrivé en bas, il se précipite sans crier gare sur la berline, ouvre la portière avant gauche, saisit puis moleste le conducteur, le jette à terre et enfin, s’enfuit.
A terre, sonné, le chauffeur écarte avec peine le pan droit de son veston, empoigne son arme avec maladresse, et tire sans viser.
L’autre sort alors du bâtiment, alerté par les coups de feu, et imite sans attendre son compagnon d’infortune.
Mais il est déjà trop tard, la voiture s’éloigne rapidement et, avec elle, leur unique chance de survie ; car ici, on ne peut entrer à pied ... et encore moins sortir.
Au volant, lui jubile, poussant allègrement le véhicule à présent bien aéré dans les rues étroites et sinueuses du quartier.
Bientôt il serait riche, plus que quelques mètres, un ou deux pâtés de maison quoi.
Quand soudain, figée au beau milieu de la route, une femme ou ce qui semble l’être reste sans bouger face à la voiture lancée à toute allure vers sa nouvelle vie.
Lui s’énerve d’abord, mais pense qu’elle va bouger ; il klaxonne alors en constatant la réalité, s’agite, de plus en plus, et puis … plus rien.
Un quart d’heure plus tard.
Il se réveille, sa mémoire est confuse, parsemée d’images en désordre.
Après quelques secondes de réflexion, il parvient à mettre un peu d’ordre dans tout ce fouillis : il revoit l’accident, ce coup de volant tardif et brusque afin de l’éviter, son corps percutant le capot puis roulant sur le pare-brise, sa vaine tentative pour conserver le contrôle du véhicule ... quand une sonnerie l’interrompt, un téléphone.
Son regard perdu quelques secondes plus tôt à vagabonder çà et là dérive alors vers sa droite, il aperçoit alors le combiné trépignant sur son socle ; la tension monte : répondre, ne pas répondre ?
Il hésite, ne sait trop quoi faire ; sa main s’en approche lentement, toute tremblante, prête à le saisir … quand elle cesse de le faire douter.
Pas de répit, un nouveau son remplace le précédent, capital.
Une roue, une simple roue un peu ovale, tournant tant bien que mal au gré du vent.
Sans qu’il sache pourquoi, elle le fascine.
Sans qu’il puisse connaître la nature ou l’origine de ce son, il est littéralement subjugué par celui-ci et reste dangereusement immobile, amorphe, sans aucune réaction.
Soudain, une autre sensation le tire de sa périlleuse contemplation, provoquant chez lui un vent de panique.
Il sent la température de ses jambes augmenter brutalement, mais met un petit peu de temps à comprendre … presque trop.
La fumée provenant du moteur en feu pénètre ses voies respiratoires, il commence à avoir beaucoup de mal à respirer.
Ses mouvements se font subitement plus nerveux ; affolé, il tire frénétiquement sur la poignée de sa portière qui, coincée entre le sol et la carcasse, ne risque pas de s’ouvrir.
Dans un sursaut de lucidité, il se décide à détacher sa ceinture de sécurité et à sortir par le côté passager.
Péniblement extirpé des restes de la berline, il s’éloigne en rampant sur plusieurs mètres, une dizaine au mieux, et profite d’un petit moment de calme pour faire une pause … tout en gardant ses yeux rivés sur son rêve qui part en fumée.
Mais l’entracte est de courte durée : une balle le frôle sans crier gare, sa terreur refait surface ; il fuit de nouveau.
Les détonations gagnent en nombre et en précision, lui empoche un lot de consolation : quelques grammes de plomb viennent lui décorer le mollet droit.
Son instinct lui indique la voie à suivre : il s’enfonce alors dans une ruelle sombre et humide, comme tant dans le secteur, un de ces coupe-gorge que ses agresseurs n’emprunterons pour rien au monde … du moins espérons le.
Ceux-ci, ses victimes, regardent impuissants leur proie prendre la tangente, un sinistre sillon sanguinolent en guise de traîne.
Tandis qu’ils suivent dépités l’évolution aérienne du panache qui s’échappe des restes de leur véhicule, un autre facteur entre en scène, délivrant de bien mauvaises nouvelles.
Le premier prend peur en constatant que le portable de son collègue sonne, lui reste stoïque, se limitant à une interjection bien révélatrice :
« Merde. »
Trente minutes plus tard environ, dans un bouge sordide perdu au milieu des méandres du quatrième arrondissement.
Le jeune homme s’introduit dans la place crasseuse, essoufflé, presque à bout de forces.
Visiblement habitué des lieux et de leurs us et coutumes, il se fait bientôt taquiner par le gérant et quelques piliers de bar :
« Alors, encore raté hein ?
Tu ramènes pas de problèmes au moins ?! »
Sept tours ne sauraient être suffisants.
Des bruits de pas empressés viennent soudainement illustrer sa question.
Un bref moment de flottement, à peine quelques instants ; puis, avec fracas, la porte est enfoncée par les deux hommes, encore eux.
Sans attendre, ils font irruption, arme au poing, et, aussi rapidement qu’ils sont venus, menacent l’assistance :
« Le môme, maintenant ! »
Mais aucun n’obtempère ; le plus calme des deux truands brandit alors son arme et abat sommairement un homme, au hasard ; personne ne bouge.
Il réitère son geste dans la foulée ; idem.
Comprenant que rien n’y fera, il saisit une cruche négligemment posée sur une table bancale, remplie d’un liquide douteux, sorte d’alcool quelconque de dernière distillation, frelaté et nauséabond.
Son acolyte le regarde alors, il ne comprend pas, puis plie sous ce regard de fer, et l’imite.
Agissant selon l’ordre intimé par l’autre, il brise le pichet sur le sol, puis un autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucun, hormis celui que conserve son collègue.
Celui-ci le somme alors de sortir, et, une fois son injonction respectée, reproduit le mouvement à destination du patron, qui sent la fin venir.
Puis, il tire une ultime bouffée sur sa cigarette, et ajoute calmement avant de la jeter :
« Après tout, d’une façon ou d’une autre, le résultat sera le même. »
Les secondes qui suivent paraissent interminables ; puis, tout s’anime à nouveau dans un océan de flammes.
Bientôt une répugnante odeur de chaire calcinée sort de l’endroit sous forme de macabres exhalaisons noirâtres.
L’un des clients tente alors une sortie … il sera abattu sans une once d’hésitation, ainsi que tous les autres qui eux aussi tenteront le tout pour le tout … presque tous.
Derrière le bar, le seul encore en vie cherche désespérément une solution pour survivre.
Le jeune homme panique, à nouveau ; il sent la morsure du brasier fondre sur lui.
Finalement, la chance lui sourit : en ôtant le tapis en voie de calcination sur lequel il se trouve, il découvre une trappe au sol qu’il ouvre précipitamment.
Il s’engouffre dans la cave la tête en avant, heurte une marche et perd connaissance, une fois de plus.
Le noir le plus profond le berce des heures durant, puis s’atténue, devient gris, et le reste.
Il reprend conscience : autour de lui, tout est sombre, silencieux, la poussière qui stagne lui irrite les yeux en une minute à peine.
C’est vite clair pour lui, aucun doute, il est coincé ; du moins jusqu’à ce que les pillards aient suffisamment ratissé les lieux pour qu’il puisse soulever ce bout de plancher qui le retient captif.
Pour un temps, il se résigne, et, assis en tailleur contre un mur, relâche la pression :
« Dire que c’était bon, c’est trop con !
J’y étais presque, enfin j’aurais eu assez pour me barrer d’ici … et la voir.
Tout çà à cause d’une saloperie de clodo, trop camée pour pousser son caddie sans emmerder le monde ! »
Il continue à vociférer ainsi pendant encore une bonne heure, deux, trois ; qui sait ?
Au final, il passa son temps à faire le compte de ce qu’il perdit, de ce qu’il aurait dû avoir, de ce qu’il n’aura probablement plus jamais l’occasion d’acquérir.
Puis, son discours se fait moins agressif, change d’orientation : sans arrêt, quel que soit le sujet, ses pensées vont à sa victime, avec à chaque fois ce son en guise accompagnement.
Soudain, la faim le tiraille, son ventre grogne sans cesse dans les ténèbres, comme le ferait une bête monstrueuse.
Que faire ?
Bien sûr, il y a probablement plein de nourriture ici, mais … doit-il se servir ; voler un mort ?
Il se remet lentement debout, erre sans but tel un aveugle dans les trente mètres carrés de son obscure cellule, mais finit par se lasser et, finalement, se rassoit au hasard.
Des pensées désagréables lui viennent alors en tête, il choisit dans un premier temps de les fuir en reprenant ses pérégrinations infructueuses durant un petit quart d’heure.
Mais la tentative est vaine, elles reviennent sans attendre ; même scénario, encore et encore.
Au bout d’une douzaine d’essais, il perd complètement la notion du temps et, enfin, affronte sa conscience :
« Quand même … si j’avais roulé moins vite, si j’avais réagis comme il le fallait ?
Non ; après tout, qu’est-ce qu’elle foutait là à attendre celle-là ?!
C’est sa faute si je me retrouve coincé ici, pas la mienne ! »
Il marque alors une longue pause, cherche des arguments face aux multiples accusations qui l’assaillent, des preuves, justifications, prétextes, causes, motifs ; ou tout autre sophisme suffisamment élaboré pour le disculper aux yeux de sa propre morale.
Puis, il est de nouveau sollicité par son estomac.
Le jeune homme tente autant que possible de faire avec, de réfléchir ; mais sa faim reste la plus forte.
Cinq jours déjà qu’il n’a rien avalé, alors forcément, il s’y habituerait … presque.
Bientôt, la douleur devient insupportable, il plie sous les torsions de son estomac, et cède.
Fébrilement, il entreprend malgré ses réticences de fouiller les cartons entreposés là.
A chaque fois, le constat est le même : l’humidité qui régnait ici en maître a depuis longtemps pourri toute denrée comestible, si tant est bien sûr qu’elles l’aient été un jour.
Pour parachever le tableau, le simple contact avec l’épaisse couche de poussière poisseuse sur chacun d’entre eux le rend presque malade.
Mais quand on a le ventre vide, on n’a que la souffrance de sentir son abdomen se distordre bruyamment ; alors, pour l’atténuer, il se recroqueville sur lui-même et attend que çà passe.
Ses forces le quittent peu à peu, il passera plusieurs heures ainsi, en quasi-sommeil, répétant inlassablement les mêmes mots :
« Pourquoi j’ai fait çà ?
Pourquoi j’ai fait çà ?
Pourquoi j’ai fait çà ? … »
Soudain, un bruit le sort de sa torpeur, ou plutôt un son.
Il l’a déjà entendu auparavant, où ?
Impossible de le dire, et d’ailleurs, qui s’en soucie … pas lui en tout cas ; pour le moment.
Peu à peu, ce son se fait de plus en plus fort, comme si l’objet ou la chose dont il provient se rapprochait du jeune homme.
Alors, il se rappelle, après l’accident, la roue … impossible.
Il peut ressentir une sorte de présence dans son dos, ou du moins s’en persuade, mais n’ose se retourner.
Son coeur bat de plus en plus vite, le son lui vrille les tympans et soudain … le silence.
Après quelques secondes qui pour lui parurent une éternité, un faible couinement se fait entendre.
Il sent alors quelque chose tirer sur ses vêtements, d’abord sur son pantalon, puis son t-shirt, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il bouge.
Là, la dizaine de rats qui lui courait dessus s’enfuit.
Influencé par son estomac, une folle pensée lui traverse le crâne.
Il s’élance à la poursuite de cette horde grouillante, mais se retient au dernier moment.
Une larme commence à perler sur sa joue droite, il l’essuie en reniflant, comme un gamin venant de se faire réprimander par sa mère.
Soudain, de l’agitation, du monde à l’étage, ou plutôt au rez-de-chaussée.
Les pillards commencent enfin leur ouvrage, il est soulagé.
Bientôt l’un d’entre eux déplace un meuble, la lumière qui jaillit du plancher manque d’aveugler le jeune homme qui recule comme un animal apeuré.
Vite habitué à la clarté du Soleil qui filtre dans sa geôle souterraine, il tente alors d’alerter ses semblables.
Mais visiblement, il n’appartient déjà plus à leur monde, sa bouche s’ouvre, mais reste muette : aucun mot, pas même un râle ne sort de son gosier desséché.
Tirant parti du peu de force à sa disposition, il frappe frénétiquement le parquet, mais rien n’y fait.
Une autre bande fait alors son apparition, la discussion s’engage.
Aucun des deux groupes ne semble prêt à partager avec l’autre, les choses s’enveniment vite.
La tension est presque à son comble, et, aussi rapidement qu’ils se sont rencontrés, les opposants s’affrontent pour ce maigre butin.
En dessous, le jeune homme perd tout espoir en assistant, impuissant, à l’envol de sa dernière chance ou presque : à quoi bon sortir d’ici, durant les trois prochains jours il sera plus en sécurité dans cette prison qu’en liberté !
Un corps choit à quelques centimètres de lui, il ne réagit pas.
Le sang de la victime coule alors lentement entre les lattes de bois juste devant lui, il contemple en silence cette gerbe de plasma qui, soulignée par la faible lumière du jour, le laisse sans voix.
Le temps n’a plus d’importance, rien n’est important, seule cette magnifique et morbide vision compte.
Il n’entend plus rien, ni les bruits de pas irréguliers qui la seconde d’avant lui cassaient les oreilles, ni les coups de feu, ni même les cris d’agonie des belligérants au dessus de lui ; « Elle » serait presque devenue anodine, un comble !
Soudain, une ombre se reflète dans le flot qu’il admire depuis cinq bonnes minutes, mais trop vite pour qu’il puisse distinguer de quoi il s’agit.
Les sensations reviennent, à commencer par le sens le plus mystérieux, le sixième.
Bien qu’assujetti à une peur plus que conséquente, il se retourne et cherche dans la pénombre.
Il ne sait pas ce qu’il est sur le point de trouver, conçoit tous les scénarios possibles et imaginables.
Son rythme cardiaque augmente alors, çà se rapproche … c’est tout prêt, il en est sûr.
Au terme d’une fausse éternité, il sent un liquide chaud lui couler dans le dos, le fait que cela soit du sang humain ne le gène pas plus que cette douce chaleur ne le réconforte.
Une voix perce alors dans l’ombre :
« C’est agréable n’est-ce pas ?
Tu apprécies le résultat de ta quête insensée, en valait-ce vraiment la peine ? »
Il ne comprend pas, qui peut bien lui parler, il est seul ici bon sang !
Oubliant presque sa dernière tentative, il s’exprime à son tour et, bien qu’hésitante et pleine d’appréhensions, sa voix est parfaitement audible :
« Qu’est-ce que vous racontez, c’est pas ma faute, j’ai rien demandé à personne moi, pourquoi vous dites ça ?
Et puis … qui vous êtes d’abord ?! »
Il sent alors une timide brise lui glacer le sang et le reste, à commencer par le cou.
La voix reprend, à sa droite :
« Voyons, pas de çà entre nous, je te connais si bien … tu as forcément voulu tout ça, je sais même que quelque part, tu es soulagé en attendant leurs cris … comme pour elle, avoue que la sensation de son corps butant contre la bagnole t’as fait frémir de plaisir ! »
Le jeune homme se tourne alors ; affolé, il lance son bras comme pour la repousser.
Elle reprend, de l’autre coté :
« Arrête ces tentatives ridicules, ne fuis pas ta nature, accepte-la ! »
Il réitère le mouvement, mais cette fois glisse sur la flaque rougeâtre et finit par s’étaler sur l’escalier.
Un ricanement se fait alors entendre, puis, une dernière fois, la voix s’adresse à lui avant de disparaître :
« Ne t’en fais pas, nous avons tout le temps … tu acquiesceras, sois en sûr. »
Il s’effondre alors et dévale en trombe l’escalier avant de finir étendu sur le sol en bas de ceux-ci.
C’est accroché à ces derniers mots qu’il passera la fin de la journée :
« Trois jours, dans trois jours, je serais libre … trois jours. »
Et, effectivement, au crépuscule du quatrième jour, il put sortir, baigné par la douce clarté de la pleine Lune ; mais avant cela, il dut subir de nombreux désagréments …
Premièrement, cette faim dévorante ne le quitta pas d’un iota, il dut alors se résigner à faire ce qu’aucun être normal n’oserait faire … pauvre rongeur.
Ensuite, la solitude est en général quelque chose d’extrêmement craint, ici, il aurait tant voulu l’être un peu plus : harassé continuellement par sa culpabilité, il ne connut quasiment aucun répit.
Accompagné en permanence par les commentaires et les insinuations de cette maudite voix, il crut souvent perdre patience mais réussit, peut-être à contrecoeur, à se contrôler, et garda en lui cette colère ...
Passons volontairement sur les incommodités d’ordre hygiénique et l’odeur plus qu’insoutenable à la quelle il dut, là encore, s’habituer.
Enfin, comble du comble, la température quasi-hivernale de la cave lui assura une fraîcheur somme toute appréciable pour un manchot, moins pour un humain.
À l’arrivée, il en sortit complètement givré, c’est le cas de le dire …
Tout ceci, cette atmosphère particulièrement malsaine qu’il supporta, contribua fortement au petit malaise qu’il fit une fois la trappe soulevée.
Comparé à l’air sec chargé de vapeur d’immondices et autres souillures de son trou, celui de la surface, bien que gorgé de pollution, fut pour lui d’une pureté extrême, comme la nocivité de cette substance sur son organisme dérangé.
Prit alors d’une crise de SRAS intense, il n’eut comme autre choix que de rester quelques minutes immobile afin de remplacer l’oxygène vicié stagnant dans ses poumons.
Mais, malgré la douleur des spasmes qui l’accablaient, à aucun moment, pas une seconde, il ne quitta ce sourire inquiétant qui lui bardait le visage.
C’est alors que, surgi des profondeurs de la carcasse de l’établissement, la voix revint pour effacer ce petit rictus :
« Enfin convaincu ? »
Le jeune homme aurait aimé pouvoir contester, mais il en fut incapable : plus le temps passait dans sa prison et plus l’endroit s’était métamorphosé en un véritable purgatoire.
Il finit par y apprendre beaucoup de choses sur lui-même, non sans mal cependant.
Au début, chaque argument avancé par ce procureur était aussitôt contesté, avec plus ou moins de crédibilité il est vrai, mais sans jamais trahir d’un soupçon les détails de son alibi.
Puis, petit à petit, un intrus vint parasiter son corps et son esprit, tel un serpent insidieux se lovant à son issue dans les méandres de son cortex cérébral : le doute.
Il faut dire que les deux opposants ne jouaient pas sur le même plan : alors que le jeune homme s’évertuait à répliquer sur le vif, presque instantanément, l’autre semblait privilégier l’endurance, répétant inlassablement les mêmes arguments sans changer d’une virgule.
Peu à peu, la défense du jeune homme s’amenuisait, ses objections étaient moins cinglantes, plus hésitantes.
Puis, enfin, au milieu du deuxième jour environ, il cessa de résister, et se laissa dévorer par la perplexité qui l’avait gagné.
Après tout, peut-être avait-elle raison au fond : à force de voir les gens mourir autour de lui, il avait pris du plaisir à les voir … non, pourquoi cela ?
Petit, il avait vu sa famille mourir, les uns après les autres, tous emportés par une épidémie que ceux du dessus n’avaient pas pris la peine d’endiguer, bien qu’ils en soient la cause.
A cette époque, il était apparemment à la mode d’importer des objets exotiques, mais là n’était pas le problème : transportés négligemment, sans aucune précaution, ces produits faisaient souvent le voyage avec d’autres passagers … les mêmes que ceux qui serviront quelques années plus tard de repas à un jeune homme bloqué dans une cave.
La maladie qu’ils véhiculaient, appelée tuberculose, ne touchait pratiquement pas les sujets en bonne santé, mangeant à leur faim et ayant accès aux soins médicaux basiques.
Pour les autres, qui avaient déjà beaucoup de mal à se sustenter régulièrement, les choses étaient bien moins évidentes.
En quelques semaines, l’infection gagna rapidement la quasi-totalité de la population, n’épargnant que quelques rares personnes.
Lui faisait partie de ceux-là, et en conséquence s’occupait tant bien que mal de sa famille, sans trop savoir pourquoi.
Eux qui, depuis le jour de sa naissance, l’avaient maudis et traités ensuite comme un déchet, étaient à présent complètement sans défense.
Que faire, les aider, les soutenir ; ou leur rendre la pareille ?
Deux possibilités s’offraient alors à lui, il choisit la vengeance.
Avec le temps, ce souvenir s’était transformé, bien qu’au fond de lui, la vérité ne cherchait qu’à éclater au grand jour :
« Tu te souviens, la satisfaction après leur mort ?
La sensation grisante de liberté, ce soulagement tant attendu ?! »
Pris en tenaille par sa volonté de nier les faits, les allégations de la voix et ses réflexions, son état se dégradait, au point qu’il ne chercha bientôt plus à se défendre.
La voix elle continuait, insistante, persuasive :
« Et par la suite, tous ces pauvres gens que tu as détroussé, tous ces incrédules que tu as pillé en profitant de leur gentillesse ; tout çà pour çà …
Ceux du bar, qui ne refusaient jamais de te payer un verre, même si tu ne leur remboursais jamais, et … elle. »
La simple évocation de cette dernière suffisait à le faire réagir, entrant dans une colère noire :
« Tais-toi !!! » hurlait-il en prenant sa tête dans ses mains, comme pris d’une migraine effroyable.
Mais rien n’y faisait : peu à peu, fait après fait, la voix lui présentait le catalogue de ses exactions.
Lui restait plus ou moins passif, hormis quand le sujet dérivait vers la sans-abri.
Mais pourquoi, que craignait-il ?
Quel danger pressentait-il à la seule évocation de cette victime ?
Même lui ne le savait pas, mais une chose était certaine : son esprit malade trouverait bien un moyen de le torturer davantage.
En attendant, il endura, encore et encore, l’exposé de sa soi-disant véritable nature, c’était plus facile ainsi.
Celui-ci faisait de lui un véritable monstre, un traumatisé victime d’un passé si douloureux qu’il fut conduit sans le vouloir sur une pente savonneuse.
Ce n’était pas sa faute, non, il n’était lui aussi qu’une victime, faisant perdurer ce cercle vicieux qui changeait les innocentes en bourreaux, et ainsi de suite.
Non, il n’était pas responsable, il était comme tant d’autres le produit de cette ville, cette cité immonde qui pervertissait le cœur de ses habitants, au dessus ou en dessous.
Alors, si telle était sa nature, il n’irait pas contre, quelles qu’en soient les conséquences.
Ainsi, quelques heures avant sa sortie, dans le vacarme des derniers échanges à la surface, il souriait, libéré … ou presque.
La crise finit par passer, le laissant enfin libre de reprendre le cours de sa quête ... de sa vie.
Il releva bientôt la tête, son regard avait changé.
Il semblait décidé, sûr de lui, ou plutôt de ce qu’il était.
Sur un ton ferme et résolu, il acquiesça alors :
« Oui, c’est vrai, je n’ai jamais été honnête, ai été, suis et serai la cause de nombreuses morts.
Mais est-ce de ma faute si je suis devenu ce que je suis ?
Non.
C’est cette putain de ville qui a fait de moi ce tueur, ce monstre ; et alors ?
Qui m’en empêchera ?
Personne. »
A ces mots, la voix marqua un long silence, puis soupira, une dernière fois.
Sans qu’elle n’ait prononcé le moindre mot, le jeune homme sentait bien que quelque chose n’allait pas, mais quoi ?
Il tenta bien d’obtenir des réponses, interpella maintes et maintes fois la voix qui semblait avoir disparu.
La panique le gagna, lui qui avait tant souhaité être seul découvrit ce qu’il en était réellement : bien que passant son temps à remuer des choses désagréables, même si son seul but était loin d’être honorable, cette maudite voix était la seule personne, la seule entité même, à avoir réellement passé du temps avec lui.
Voilà tout ce qu’il voulait : de la compagnie, n’importe laquelle et, à ce titre, il allait être servi.
Après une heure à errer à la recherche de la voix, la faim se manifesta de nouveau au détour d’une ruelle sombre.
Il aperçut dans celle-ci des poubelles alignées, et décida sans même hésiter de les fouiller.
Malheureusement pour lui, elles étaient à l’image du quartier où elles se trouvaient ; seulement pleines de déchets.
Selon lui, quelqu’un s’acharnait sur lui, qu’avait-il fait de si terrible pour mériter une telle peine ?
Il ne comprenait pas, ne réalisait pas.
Tel un vieillard complètement sénile, il se mit alors à marmonner, baragouinant des choses invraisemblables.
Son discours était étrange, incohérent ; il assemblait les mots, les idées, les causes et les effets … sans que rien n’ait de sens.
Il paraissait perdre complètement pied avec la réalité ... quand elle arriva.
Derrière lui, dans l’une des artères encrassées de ce labyrinthe de bâtiments, l’obscurité qui régnait quelques secondes plus tôt en maître s’éclipsa progressivement, au profit de la lueur blafarde du satellite terrestre.
Peu à peu, elle gagnait du terrain, lentement, comme dotée d’une volonté propre.
Lui passa d’un état d’isolation quasi sénile à une raideur toute enfantine.
Émerveillé comme un gamin devant ce spectacle irréel, fruit de sa névrose galopante, il n’eut aucun réflexe, attendant patiemment que sa mystérieuse visiteuse vienne à lui.
Point d’apparition divine, d’absolution ou de miracle comme chaque religion l’énonce plus ou moins ; ici, la seule explication tiendrait du domaine païen, de ces croyances antiques que plus de deux millénaires de sectarisme soi-disant éclairé n’ont pas réussi à exterminer.
Un violent flash inonda soudain les lieux ; le jeune homme, toujours comme hypnotisé ne sourcilla même pas.
Puis, la lumière déclina brutalement et, dans les restes de l’éblouissant mirage à présent à peine plus luisants qu’une luciole qui était apparu devant lui, il put, pour sa plus grande terreur, la distinguer.
Son expression changea du tout au tout, passant du sourire béat à la grimace emplie d’effroi, mais il n’osa bouger.
Le spectre de sa victime lui ne l’imita pas, et commença à marcher vers lui.
Le jeune homme hésitait, était-ce réel, était-il en danger ?
Qu’importe au fond ; un tremblement se déclara alors soudainement dans sa main droite, puis remonta dans son bras, et finit par s’étendre à tout son corps, avant de cesser aussi rapidement qu’il était advenu.
Ce fût un véritable choc pour lui, il s’enfuit alors le plus vite possible, une seule idée en tête : courir.
Et il courut, encore et encore, des heures durant, dans cette nuit noire qui semblait ne jamais vouloir finir.
Bientôt, il arriva devant un lieu qu’il connaissait bien : le monte-charge.
Ici étaient acheminées toutes les denrées destinées aux seigneurs du dessus, et, en conséquence, le dispositif de sécurité était plus qu’imposant.
Souvent il avait songé à pénétrer ici pour enfin la voir, mais il dût se résigner à chaque fois.
Mais aujourd’hui était un jour complètement différent, ce qui le motivait, même si instinctivement il cherchait en fait protection auprès d’Elle, ce qui le poussait n’était pas l’envie mais bien la peur.
Une peur si profonde qu’elle efface sans peine la crainte des vigiles, des chiens et de l’immense clôture de 4 mètres et quelques de haut au système électrique poussif, tantôt plus virulent qu’une centrale électrique, plus mollasson qu’un fil d’enclot à bétail la seconde suivante.
Transcendé par la terreur qui s’était emparée de lui, il escalada sans hésiter le grillage, empoigna à pleines mains le sommet fait de barbelés rouillés, sans que le courant ne lui soit fatal.
C’est alors, à deux mètres du sol à peine, que la ruine qui faisait office de compteur se remit en route, lui envoyant une décharge quasi-mortelle … car cela aurait été trop facile d’en finir ainsi :
« Bien sûr, ils jouent avec moi, quel plaisir ils auraient de me voir crever maintenant ?! »
Finalement, il atterrit dans la cour étrangement déserte du bâtiment.
Il se retourna, à la recherche du fantôme qui arriva bientôt, inchangé.
Le jeune homme reprit sa course quand il vit l’entité inconsistante traverser le grillage, et se dirigea en boitant vers l’entrée située de l’autre coté ; sa jambe blessée qui auparavant n’avait pas donné signe de faiblesse c’était brusquement remise à le faire souffrir.
Là, trois sentinelles montaient la garde, une tasse de café fumant, une cigarette et une fiole d’alcool à la main ; aucun semblait n’avoir entendu ses cris, ou plutôt les avaient-ils pris pour ceux d’un quidam quelconque victime de la folie de ses congénères … comme d’habitude.
Le jeune homme resta quelques secondes à les regarder, reprenant son souffle avant la prochaine épreuve.
Aussitôt qu’ils l’eurent repéré, ils appliquèrent la consigne qui leur avait été donnée : tirer à vue.
Mais dans le noir, ils ne purent atteindre leur cible, et virent complètement désintéressés le fou entrer dans la structure métallique vétuste et sujette aux courants d’air par l’une des nombreuses failles que des années d’absence d’entretien avaient mis au monde.
A l’intérieur, la situation n’était guère plus lumineuse, le jeune homme arrivait à peine à distinguer les passerelles métalliques qui devaient l’amener à Elle, mais qu’importe, il continua.
Gravissant à toute allure les épaisses marches oxydées, il chuta plusieurs fois, se relevant de la foulée et poursuivant sa folle course pour tenter d’échapper à ses hallucinations.
Chacune de celle qui le séparait d’elle semblait plus dure à passer que la précédente.
La millième et dernière marche pointa bientôt dans son champ de vision plus que restreint ; cet ultime obstacle passé, il crut, en arrivant sur un palier, toucher au but.
Devant lui, une porte munie d’un hublot, dans lequel il put péniblement distinguer quelques lueurs qui l’attirèrent comme un papillon de nuit.
Il tendit alors sa main, et s’aperçut avec stupeur d’abord qu’elle était fermée.
Puis, il perçut derrière lui une présence : l’entité qu’il fuyait semblait se rapprocher dangereusement.
Affolé, il commença à vouloir l’enfoncer, lançant tant bien que mal son corps malingre sur l’épaisse cloison d’acier.
Affaiblis par la rouille, ses gonds lâchèrent rapidement, la faisant basculer lentement puis toucher terre avec fracas.
Dans ce qui semblait être la salle des machines, le dément chercha catastrophé la prochaine issue ; puis s’enfonça dans un dédale obscur de mécaniques cliquetant tous rouages en avant.
Celles-ci, sous l’effet de son délire, se transformèrent en monstres, en suppôts du spectre à la solde de ceux qui en voulaient à sa vie.
Il se mit à les frapper, frénétiquement, sans ménager ses forces, sans prendre soin de s’épargner, et se blessa sur ces amas de fers inébranlables.
Emporté par son hystérie, ses plaies lui apparurent alors comme causées par les dites créatures, qu’il esquiva bientôt tant bien que mal.
Dans ses yeux, plus une once de lucidité, seulement deux vides cernés par une asthénie qui n’a que trop duré.
Il réussit ensuite laborieusement à progresser.
Devant lui, la porte de sortie, enfin ; et puis ...
Le jeune homme reste dubitatif, surpris.
Comme réveillé en sursaut d’un affreux cauchemar, le pauvre hère complètement déboussolé contemple la réalité.
Plusieurs secondes, il reste estomaqué devant ce qui s’offre à lui.
Pas de royaume merveilleux suspendu dans les airs, pas de cité immaculée baignée d’une douce lumière pseudo divine ; rien qu’une masse métallique, triste et sale.
Après un rapide coup d’œil en contrebas où il ne peut voir qu’une coupole d’acier plongeant son quartier dans l’obscurité, il se retourne, face à la porte.
Plus aucune trace du spectre, plus de monstres, juste une salle étroite et poussiéreuse où s’ébattent sur les cadavres de machines sur le déclin des centaines d’araignées aussi sèche que ses lèvres.
Il n’a plus faim, plus peur, plus rien ; même plus l’envie de savoir pourquoi.
Seule une inextinguible soif persiste … son corps semble plus sec que du sable.
Sans trop d’entrain, il cherche autour de lui, son regard vagabonde dans le vague.
Bientôt, celui-ci se pause sur l’énorme pilier qui semble soutenir ce qui se trouve au-dessus.
Il le scrute attentivement, avant de déchiffrer à l’aide de ses maigres connaissances l’étrange pictogramme qui y est peint.
« S-sept … »
Soudain, une goutte lui tombe sur la tête, coule lentement sur son front, puis son visage, et finit sa course dans sa bouche.
Il lève la tête, cherche son origine, quand une nouvelle larme vient apaiser sa soif.
Les cieux rivés sur le ciel, il regarde béat celle à qui il a dédié sa vie, laquelle s’achève brutalement.
Une détonation, un seul et unique coup de feu ; et une balle, une petite ogive de 9mm qui vient lui exploser le crâne.
Derrière son cadavre, les deux hommes ; le plus calme lance son arme à l’autre.
Celui-ci la rate, la ramasse, tente de contenir le flot qui monte dans sa gorge, puis finit par laisser choir l’automatique et se précipite sur le coté, prit d’une violente envie de vomir.
L’autre téléphone, attend patiemment que l’on décroche, encore quelques secondes de tonalité répétitive et ennuyante :
« C’est fait. »
Les deux hommes quittent alors la scène, laissant la dépouille dont le sang se mélange avec l’eau répandue sur le sol, en tête-à-tête avec … Elle.
Il est mort, oui, mais il a put la voir.
La Pluie.